Cheminée, mémoire en fumée
Les mois auront passé. J’aurai langui, indécis devant le seuil de la nouvelle année avant de ranimer ma détermination en la franchissant, entrainé par elle, et enfin déterrer les résolutions prises à la précédente. J’étrenne ainsi 2019 et son mois de janvier avec un petit communiqué patrimonial qui ne défrayera aucune chronique. Tout au contraire sa nature rassurante lui vaudra indubitablement une place méritée dans la rubrique des actualités urbaines ordinaires de cette estimable bourgade qu’est Villeurbanne-Les-Lyon.
Je ne peux douter que cette charmante information ne remplisse d’aise tous les connaisseurs. Elle réside dans un spectacle visible depuis l’extrémité de l’Avenue Galline, aux n°73-75. Il reste là, dans un ensemble qui par son état actuel ne laisse que confusément deviner sa réalité passée, une cheminée industrielle plantée dans un espace déjà fort terrassé et enclos de quelques murs à demi écroulés. Le résultat est assez stupéfiant. A moi qui me croyais la veille bien averti du calendrier des prochaines catastrophes prévues, il est entré dans ma vie comme une circonstance assez prodigieuse. Il est bien inutile sans doute de préciser qu’à ma connaissance cette démolition ne doit son exécution à aucune intercession du ciel ni à aucune intervention divine.
C’est en l’espace d’une décennie à peine que cette illustre voie de circulation d’ailleurs s’est hissée au Panthéon des splendeurs villeurbannaises. Avec les formes avoisinantes, à la modernité convaincue, la rue dessinera bientôt une enfilade qui méritera amplement les suffrages, et peut-être, il est permis de l’espérer, une nomination à la récompense de la plus remarquable avenue boisée de platanes de toute la banlieue.
Mais appréhendons à présent la chose avec le sérieux que requiert la situation. Si je ne fondais aucune espèce d’illusion sur la longévité de ce vieux site industriel, pour autant je ne me refuse pas le droit de me sentir un brin floué en apprenant, le plus fortuitement du monde et par la bouche d’un camarade par-dessus le marché, que son espérance de vie avait été réévaluée dans le sens la baisse, jusqu’au niveau du sol, là où plus rien ne dépasse ni ne contrevient au passage des chenilles des tractopelles. Sillonner Villeurbanne tout le mois de juin et se croire suffisamment informé des chantiers à venir était bien entendu une erreur de débutant. Je le comprends à présent.
Mon souvenir du 73 Avenue Galline étant radieux, j’ai eu bien du mal à croire à ce que voyaient mes yeux.
Ce foutu coin de rue a-t-il jamais exhibé le moindre affichage de permis de démolir, même un petit, en minuscule, un retourné ou accroché à l’envers, un écriteau quand même et, de sa nature, propre à informer sur le genre d’opération qui se tramait ici? Attention, je ne dis pas quelque chose qui fasse plaisir, juste quelque chose qui informe préalablement et permette de tempérer un peu sa frustration le moment venu. C’est ce que je me demande encore en ce jour.
Inutile de dire que si cet affichage a existé, pour parvenir à se soustraire à ma vue de deux choses l’une, soit il a été placé avec une maitrise consommée en matière d’urbanistique appliquée, soit il a été la proie de quelque vent mauvais. Mais je ne peux exclure non plus qu’en vue de gagner un temps précieux, on ait voulu tout simplement se dispenser d’un superflu d’affichage. Et il se peut encore que cet écriteau soit apparu pendant l’été, période à laquelle je reconnais être passé nettement moins souvent et que, un drame en appelant souvent un autre, le projet ait été hâté par semblable mesure d’économie.
Quand on ne s’attend à rien de particulier en passant, le résultat est bluffant. Une espèce de cancer fulgurant en quelque sorte, quoi de plus surprenant pour une ville à la santé si éclatante, à Villeurbanne où toute l’équipe municipale de soins palliatifs urbains à domicile veille au grain avec la vigilance d’une véritable sentinelle médicale.
Entre une fin de janvier grisaillante comptant ses jours jusqu’au printemps et février, on comprend à la vue du triste tableau combien la désolation déshéritait ce pauvre lieu. Condamné à l’obscurité, il l’était depuis l’apparition récente du massif dressé face à lui plus de huit mois dans l’année. Voici comment la violence urbaine donne son bon la. Ne pas rompre devant elle c’est encore se résigner à n’avoir aucun avenir.
Ici et là c’était de vieux souvenirs, ceux d’une époque où Villeurbanne vivait de son travail. En face, jadis, Guicher & Coste ouvrait les portes d’une gigantesque manufacture textile qui précéda sa seconde installation plus connue rue Condorcet c’est-à-dire à deux pas d’ici. Du premier site il ne reste pas un mur pour projeter une ombre et la mêler à celle des arbres de l’avenue Galline. Rien, pas une miette, ni de son portail monumental, ni de son dégagement d’angle charmant, ni de sa colossale cheminée, n’avait été retenu à la candidature du moindre petit avenir. Les ouvrières d’Obsession pourtant tirent là un siège affirmé de revendications et de luttes sociales dont notre commune mémoire aurait dû s’embarrasser de l’entretien par la conservation physique. Un legs historique ancré dans un temps et un espace donné est-il donc de plus de force sans les vestiges et les traces qui rappellent à son souvenir?
De ce coté-ci de la rue, la cheminée fumait d’un même usage car le textile rassemblait autour du tissage et du tricotage mécanique une population ouvrière nombreuse.
Qu’une cheminée puisse fumer, c’est une circonstance que nous enfants de cette fin de siècle d’exploitation industrielle nous peinons seulement à concevoir. Et qu’un de ces cyclopes de brique ait pu écouler ses heures à de tout autres loisirs qu’à pleurer sous les atteintes de la pluie, de la mousse, ou se plier à ses éternels devoirs de patience tel le service de perchoir aux oiseaux de passage, nous paraitra plus invraisemblable bientôt encore à la faveur de l’éloignement avec sa fonction passée.
Dégagée de ces vieux souvenirs qu’elle juge sans doute encombrants, la municipalité poursuit sa renaissance vers la voie du néant satisfait qui donne le ton à ses désidératas urbains. Après Guicher & Coste alias Obsession, ça a été tout naturellement le tour de l’usine d’en face, qui fait l’objet de la présente actualité, vide d’ailleurs, et depuis longtemps, de toute activité humaine. On en propose naturellement de nouvelles : des bureaux blancs, lisses, avec des gens tout neufs pour vaquer à les remplir.
Avec une intelligence moins gavée de facilité, le cerveau qui a signé cette réalisation se serait inspiré bien à propos du pertinent exemple qu’offrent ses voisins d’Ubisoft. Eux ont su reconvertir avec brio un tissu bâti parfaitement analogue. Pourquoi ne pas l’avoir reproduit ici ? Pour ce faire il aurait suffi de porter son regard le long de la rue Marteret, voisine.
Toute irrégulière qu’elle était la succession de façades proposait au moins une belle séquence savamment cadencée au n° 73 de l’Avenue Galline. Elle se trouvait rythmée d’éléments architecturaux issus d’un répertoire spécifique aux années 1930, un langage inspiré du classicisme : pilastres simplifiés, supportant entablement et attique de même facture, le tout enfin condensé dans sa substance, codifié et particulier à la période des Arts décoratifs.
Hier l’ancestral visage, défiguré, surplombait le train-train du populaire marché dominical de l’Avenue et pour la dernière fois. Ne restera demain que la gigantesque cheminée.
A son propos les rumeurs, alimentées par le spectacle qu’elle offre, allaient bon train.
–La cheminé, ils vont la garder, assura une dame, que les assiduités de mes ingérences photographiques, passant peu inaperçues, avaient dû stimuler jusqu’au devoir de lui donner à tout prix une opinion sur ce sujet et donc de la professer. « Elle est classée aux monuments historiques ». Et d’ajouter : « c’est classé patrimoine industriel ».
Reprenons donc tous ensemble et avec elle mais dans le désordre :
-Cette cheminée est-elle un monument historique ? Je crains fort que non hélas, s’agissant dans le cas villeurbannais d’un cercle très privé et quasi confidentiel où l’on ne reçoit plus.
-Est-elle classée au moins patrimoine industriel ? Mais très certainement. C’est une reconnaissance si peu couteuse d’ailleurs qu’elle ne mérite aucune dispute. En un mot le traitement et le gage de sauvegarde qu’elle procure est semblable au sparadrap bien collé au front d’un lépreux et qu’on administrerait au malade en lui disant : Cours, galopin vers l’infini et au delà. Une sorte de post-it aux vertus de grigri, qui ne coute rien et d’ailleurs qui ne pèse d’aucune conséquence ni sur la maladie ni sur la santé.
-Quant au premier point enfin, découvrant après elle toute l’affaire. L’une des dernières cheminées dans une ville qui en comptait jadis des dizaines, et qui en revêtait le ciel comme de sa signature, cela n’est pas indifférent. Je ne puis par conséquent m’empêcher d’espérer que le projet sache tirer parti d’une façon ou d’une autre de l’expérience bien connue du parc du centre.
Après tout, même transformée en curiosité avec une balançoire dans son ancien foyer et dépossédée de sa réalité, une cheminée debout vaut toujours mieux que plus de cheminée du tout. Et on sait avec quel brio nos urbanistes ont su retirer le meilleur de ce patrimoine-là, dans des créations onéreuses en matière d’entretien certes, mais qui offraient le dédommagement d’un résultat exceptionnellement peu encombrant dans sa verticalité. C’est une leçon que l’habitude de dresser vers le haut les ambitions décomplexées a retenue dans ses aménagements urbains. Ce genre d’objets, parfaitement décontextualisé (du monde du travail et de l’industrie dont il provient) et rendu à l’état de phénomène urbain se couple avec nos gratte-ciel pour consolider l’exclusivité d’un modèle patrimonial dont le modèle de tension, la virile raideur, est suffisamment explicite aux yeux de toutes et surtout de tous sans que j’aie besoin de plus ample dessin à l’égard de sa symbolique profonde.
Ici s’achève mon propos, avec lui plusieurs décennies d’activités et de savoir-faire emmêlés, redirigés, évolués, conquis, entassés dans un pêle-mêle dont les traces encore palpables, ressemblent au dernier murmure d’une parole de vie et de diversité avant le grand balayage :
NB : Je reviens dès la semaine prochaine avec un sujet certainement mieux préparé et qui, à l’inverse de ces pauvres murs, ne me sera pas simplement tombé sur la figure tout chaud de l’avant-veille. Dans tout cela une belle année à toutes et tous.