Démolitions diverses, rue Marius Berliet
Sujette à diverses transformations en divers points, la rue Marius Berliet méritait son petit mélange.
Des prestigieuses usines de construction automobile Berliet, dont l’importance avait raflé son nom à l’ancienne route d’Heyrieux, ne subsistent aujourd’hui que de méconnaissables loques. Ces vastes tènements industriels pourtant enjambaient allégrement la rue Audibert lavirotte qui ne semblait avoir été tracée que pour eux, et allaient occupant la meilleure part de deux ilots de maisons délimités par les rues de l’épargne, la route d’Heyrieux (future rue Berliet), les rues de l’éternité, Audibert-lavirotte et St Aignan, la rue des hérideaux et l’Avenue Berthelot enfin au sud.
Ici, la situation du tènement industriel pointé en rouge pour sa partie orientale (avec, à droite, un second petit marqueur de couleur identique donnant un autre ensemble en cours de démolition dans cette même rue et dont je traite plus bas) :
Voici une chronologie du démembrement du site :
Avec la disparition de l’ilot occidental, dans le percement du boulevard de l’Europe au début des années 1990, le site industriel perdait aussi sa façade principale, sise avenue Berthelot .
Adieu et perte significative, l’imagination n’a d’autre loisir que de soupirer après cette orgueilleuse façade qui offrait un digne vis-à-vis à l’entrée du cimetière de la Guillotière. C’était enfin un trait chargé de signification historique et dont l’ancienne ligne 23 de tramway des OTL assurait la continuité : transportant corbillards d’un coté de la rue, ouvriers de l’autre. Les choses cependant s’altèrent toujours plus vite qu’on ne le croit et l’on ne pourrait taxer si uniment de vandales nos bâtisseurs/démolisseurs d’il y a 25 ans. Car, au moment où intervenait cette première démolition, la façade n’était déjà qu’un lointain souvenir de ce qu’elle avait été, très remaniée et dénaturée au commencement des années 1960.
En 2003, date à laquelle le service de l’inventaire publiait un contenu en ligne restituant l’histoire du site (d’Aubibert Lavirotte jusqu’à cette date), subsistait encore tout l’ilot oriental : soit la double halle et la grande halle cernant le reste des ateliers à charpente métallique (où séjourna un bowling) lesquels maintenaient une figure monumentale et cohérente sur la rue Marius Berliet.
De ce site, dont l’histoire par ailleurs n’est plus qu’à conclure, l’œil demain s’enorgueillira avec moins de facilité que l’imaginative mémoire. Dès l’année 2014 en effet le 8e arrondissement entrait dans une phase de construction de 635 logements, activités de loisirs, bureaux, groupe scolaire, sur l’emplacement du second ilot industriel réduit à l’état de friche industrielle depuis la cessation et le départ des dernières activités. La double halle et l’atelier hébergeant le bowling cédaient par conséquent leurs places.
En bref, c’est la célébration d’une véritable ville érigée au sein de la ville que consacre l’opération immobilière, mais dont les ramifications de projet se sont déployées sur 25 années. Et cette célébration renvoie à une réalité en matière de renouvellement urbain. Tout ici a poussé comme des champignons au pied d’un résineux, si ce n’est en une nuit en une génération.
Et pourtant, les années succédant aux années, la lassitude aux regrets contraints devant l’habitude de ces panoramas ouverts, vacants, béant sur les souvenirs de nos anciennes friches démontées, tout a œuvré à un collectif oubli. Oui, naguère déjà « cette cité au sein de la cité » existait, et encore que peu de gens sans doute puisse s’honorer de l’avoir connue. Là, à l’acmé de sa gloire industrielle cette cité, colossale et magnifique se tenait comme une forteresse enclavée dans sa ville :
La conservation de sites industriels, une fois leur usage passé, dans leur intégralité comme valeur d’ensemble cohérente et lisible du point de vue de l’histoire des implantations urbaines et de celle des activités humaines, est-elle seulement un rêve ou l’application de mesures décidément reservées à de rares et exemplaires privilégiés ? Le besoin de pure mémoire, de connaissance, du musée à ciel ouvert dont chaque recoin livrerait sa clef pédagogique, ne peut suffire à délivrer de solution pérenne. Il en va tout autrement de l’appropriation volontaire et décidée des hommes accomplissant le choix d’inscrire leurs pas dans ceux de leurs prédécesseurs et proclamant : Ceci est notre mémoire, non seulement nous allons la tirer de son mutisme mais encore nous allons réutiliser son siège pour lui insuffler une vie nouvelle, une authentique vie. Associations, scops, écoles, logements, soit toutes les structures indispensables, et pourquoi pas encore un bowling car je persiste à ignorer parfaitement ce que le tout nouveau bowling en se substituant à l’ancien a gagné dans la perte de ses poutres d’acier.
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Si on excepte l’ancienne porte d’entrée, seule sera conservée la grande halle de la rue Marius berliet. Cadre de futurs bureaux, entre fontaines à eau réfrigérée, pile de dossiers et plantes en pots ou en parterres, elle sera, entre toutes les halles de ma connaissance, incontestablement et d’assez loin la plus heureuse des halles.
Le projet, visible ici, confirme la conservation des volumes et la façade de la grande halle sur les rues Berliet et st Aignan. S’y adjoint l’ intégration d’une réplique de sa charpente métallique. Il offre vraiment de quoi bondir de joie, et je ne parle pas spécialement des aficionados des plantes en pots, piles de dossiers et piles de collègues. Non, il s’agit bien d’adoration devant cette magnifique caution patrimoniale et sa conservation – une porte, une façade, une charpente revisitée ! – pour un projet qui à vue de nez a nécessité des siècles de maturation et de réflexion (dans le bureau d’en face qui était déjà construit).
Rien donc à conserver des bâtiments de l’ancien bowling, coincés entre ladite grande halle et l’emplacement (déjà reconstruit) de la double halle (déjà démolie).
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Plus loin, en accomplissant les 150 mètres nécessaires qui nous séparent du prochain chantier, filant plein Est en suivant la rue, c’est un ensemble de petites constructions qu’on démolit – eh oui, aussi – du 106 au 110 de la rue Marius Berliet.
Il s’agit de petites maisons d’un seul étage précédant un grand espace industriel composé de hangars et de dépendances.
Pour entrer dans le numéro sis le plus à l’est du pâté de maisons, on emprunte une allée débouchant sur un escalier droit, latéral et à une seule volée, collé à la façade intérieure de la maison :
Au même numéro l’allée débouche sur une cour abritant hangars et dépendances :
L’une des façades sur rue au moins méritait quelques clichés capables de célébrer la mémoire de petites lucarnes aux moulures décoratives, lesquelles, à l’heure où j’en parle et qui est bien tardive, sont probablement tombées en poussière (faute d’être tombées de vieillesse, ce qui n’est pas donné à tout le monde) :
Les lucarnes de cette maison, au n° 106, s’intègrent dans une toiture mansardée qui attire également l’attention.
Elle assure la transition entre, d’un coté les façades modestes des 108 et 110, bientôt démolies avec elle dans la joie et la poussière, et celle du numéro 104, grand immeuble de rapport du début du XXe siècle, plus ornementé et qui n’est pas concerné par la démolition :
Je crie légèrement au scandale en voyant démolir cette fameuse petite maison, même si je n’ignore pas que les orangers, du fond de cette cour, seuls, entendront le son de ma voix. Et j’y ajoute, à titre d’argument et de plainte supplémentaire, le panorama de la dite cour, ombragée et arborée, qu’elle présentait il y a peu de temps encore.
De manière générale, l’ensemble du tènement n’était pas exempt de verdure :
Voilà pour la rue Berliet.
Entre ici et là-bas c’est la promesse sans cesse reformulée d’une architecture d’autant de variété qu’il y a de reliefs sur le dessus d’une biscotte. Blancs corridors, noirs demain sous le couvert de la pollution. Et l’absorption des variétés de hauteur que nous a laissées la ville d’hier dans un modèle version horizon linéaire et étouffant :
Par dessus tout, elle se développe et se célèbre comme si son existence n’était pas la négation de quelque chose qui lui aurait pré-existé.
Alors, tandis que les démolitions respectives suivent leurs cours, que celles-ci, à l’instar d’autres ne nous empêchent pas de rêver l’architecture, la rendre à elle-même dans ce désœuvrement de l’art qui semble dominer les usages.