Qui êtes-vous?
Qui êtes-vous ?
C’est la sempiternelle question, celle qu’agite l’imagination à la vue d’une existence à ce point condamnée au passé que sa livrée en noir et blanc semble avoir été sa réalité effective. L’abnégation de la couleur est-elle le prix de notre assentiment à leur vérité ? Ces gens pourtant ont vécu, et l’épicerie nichée sous ces arcades a fait reluire hier des pièces d’un argent dont la vivacité valait celui qui brille aujourd’hui sous le soleil.
Un tenancier supposé, dont l’habit à bretelles indique la fonction, une épouse, et, entre les deux, une petite.
Qui est-ce ?
Contemplez, la réponse à la question se détache, lapidaire, en écriture stylisée, blanche sur la vitrine noire : Épicerie, comptoir Janin.
A ce stade, certes, nous ne nous jugerons guère renseignés sur le lieu, et, au silence qui succède à cette sorte de réponse, l’identité des choses se soustrait encore.
Dans la boutique aux souvenirs, ont fait commerce de ces choses. Avec tant d’autres, l’image falote empile les couches d’une mémoire dont personne n’a plus le vivant souvenir. Trop vieilles. L’abnégation de la couleur ne serait-elle plutôt le prix de l’oubli et d’une définitive tranquillité ? Alors souvent il devient troublant de balayer du regard les étals poussiéreux dont les brocantes d’aujourd’hui font leur affaire. Ici un ami dévoué, là une compagne chérie, un fils attentionné, aujourd’hui plus personne. C’est une armée de regards et de sourires noyés dans l’oubli, jetée sur la dérive d’une nef trempée d’eaux noires, des visages, des lieux sans amarres.
Où est-ce ?
Éternelle question à cent balles.
La mention « Lyon » griffonnée au verso d’un furtif crayon ponctue d’une supplémentaire interrogation et vaut pour postulat qui exigerait une démonstration. Voilà d’ailleurs le genre de commentaire qui a dû être inscrit par un brocanteur plutôt que par le destinataire supposé de la carte (qui n’a pas été affranchie).
Qu’en dire ? Est-ce une incantation, la formulation d’une simple hypothèse, et survenue surtout à quelle génération, quel degré d’éloignement des titres patentés de la vérité ? Personne ne sait et le temps passe qui nous éloigne encore de toute source de cette vérité.
Partons de l’idée qu’il s’agisse effectivement de Lyon, cherchons alors dans lequel de ces recoins ce portrait familial, qui tient moins de la promotion publicitaire que de l’intimité du quotidien, a pu être levé. Les annuaires lyonnais anciens, consultés à la rubrique des épiceries sur une approximative fourchette de temps, ne livrèrent hélas aucune information sans recours à l’adresse précise. Lyon s’éloignait de mon champ de vision et la nuit se massait autour des vielles arcades.
Demeurait l’image, seule. Chaque ligne importe désormais. La pente, visible et indéniable, accuse une bonne déclivité de terrain, mais ce n’était pas tout, il restait à interpréter la silencieuse déposition de l’architecture campée en décor, ces fameuses vieilles arcades. De prime abord ces arcs paraissent en valoir d’autres, c’est pourtant loin d’être le cas. Il y a là des colonnes portées par des supports qui évoquent le goût d’un temps lointain inscrit dans une pierre jaune et chaleureuse. L’évocation du XVIe siècle m’était tangible à la vue de ces bases vaguement prismatiques qui conservent le souvenir du gothique.
Voilà pour les formes et leurs couleurs perdues. Nous nous trouverions entre Saône et Rhône dans quelques anciens et pentus quartiers de Lyon ?
Mais, restait une étape à franchir et une dernière contradiction à relever dont le témoignage n’était pas indifférent, c’était que par leur aspect la naissance des arcs discutait l’authenticité du style sus identifié.
C’était toucher cette fois à de l’indéfinissable. Absorbé dans l’image comme dans une rêverie, l’éclat jaune et lumineux de la pierre soudain s’était dérobé comme au passage d’un nuage, et je le trouvais plus gris en puissance que tous les efforts du monochrome pour l’absorber. J’ignorais d’abord à quoi attribuer ce sentiment d’imposture mais la piste des carrières des Monts d’or et du XVIe siècle s’évanouissait.
En y regardant d’un peu plus près je sus que cette impression trouvait son origine dans un détail formel, l’aspect trop lisse des claveaux qui paraissaient ajustés sans jointure comme en grands bancs de pierre plutôt qu’en pièces menues et attendues pour l’époque supposée. Le maquillage se trahissait lui-même par le trop grand soin porté à l’apprêter. Ces arcades n’avaient jamais servi de gites à aucun aristocrate de l’époque de Galilée. Il me restait à présent à dénicher le lieu de cette demeure bourgeoise et coquette qui mettait tant de soin à singer l’apparence d’une vérité dont elle n’était pas.
Quelle demeure établie dans les pentes s’affirmait ainsi en véritable fausse chose ancienne au point d’attraper un œil peu averti?
A défaut de connaitre ses modèles sur le bout des doigts, il importe au moins de savoir en évoquer l’apparence et de pouvoir les situer. L’évidence me frappait, je songeais alors à certain vieux hôtel établi au pied de la montée Saint-Barthélemy.
L’hôtel Paterin, plus connu sous le nom Maison Henri IV, dans le quartier St-Paul, remonte au XVIe siècle, et sa cour bien connu des lyonnais comme des touristes le place au sommet des célébrités renaissantes.
Mais si sa cour intérieure et ses somptueuses arcades réservent le spectacle d’une authentique construction du XVIe siècle, sa façade coté pente est connue au contraire pour simple élucubration résultant d’un alignement conçu dans le milieu du XIXe siècle : de là cet amoncellement, qui, sous couvert de répétition du module et du souci d’harmonie, produit en réalité un tardif assemblage bourgeois. Ainsi la pierre jaune au-dedans retrouve-t-elle une semblable expression sous des formes servilement imitée au dehors dans sa traduction en calcaire gris. Voilà du vrai XVIe siècle adossé à du faux XVIe siècle.
Je tenais le lieu. Ne restait plus qu’à revenir aux sources d’archives pour réorienter cette fois mon regard vers un nom. Je pris faute de mieux les recensements disponibles en ligne pour rechercher, sur la base d’une date qui paraissait vraisemblable, à l’adresse identifiée : Montée Saint Barthélemy, 1901, en vain, puis de là en progressant dans le temps jusqu’à la date de 1921 :
***
La petite Louise Janin peut avoir 6 ans, elle est entourée de ses parents, Jean, épicier au n° 1 Montée Saint Barthélémy, son père, et Marie sa mère. A en croire les indications dévoilant les lieux de naissance respectifs cités : Chalamond, Saint Paul de Varax et Saint-Nizier (sans doute St-Nizier-le-désert), la famille serait originaire de la Dombes.
Selon les recensement qui lui succèdent enfin, la famille quitte rapidement les lieux et cède la place à un nouveau couple d’épiciers.
Après un dernier regard sur le cliché, je le remisais dans un coin, sans plus oser y toucher. Direction le Vieux-Lyon, gare Saint-Paul, pendant que filait le jour.
Depuis longtemps déjà le soleil avait glissé derrière les grands immeubles de la montée Saint-Barthélémy. Je mirais les arcades vides. Elles s’étaient un bref instant égayées du fruste clignotement d’une enseigne lumineuse à l’air fatigué.
Sur ce dernier signe, que j’interprétais comme une furtive accolade du passé, je poursuivais tranquillement ma route.
4 réflexions sur « Qui êtes-vous? »
Un immense merci ! J’habite dans l’immeuble, et je suis heureux d’apprendre ce qu’il y avait dans le commerce d’en bas. (Certes, un tacos on peut réver mieux mais bon).
Merci !
De rien.
Ravi si ces informations profitent aux habitants !
Un grand bravo pour cette enquête en règle, cette fine analyse architecturale, cette excellente connaissance de notre bonne ville de Lyon ! Du travail de maître !!!!
Micki
Merci Micki 🙂