Toulouse, Albi, Gaillac (suite)
Briques au sud, sentiment, harmonie et discorde.
A Toulouse s’impose une couleur, celle de la brique foraine, brique de terre cuite, de tradition romaine, rouge et de forme très allongée. Son assiduité en fait la ville française la mieux pourvue en ce domaine, et elle constitue une expérience fondamentalement déconcertante pour un lyonnais non averti. Son emploi, enfin, qui s’est étendu assez durablement au fil des époques, participe de la qualité de composition des ensembles.
J’ai parlé de cohérence et d’harmonie du matériau, le problème c’est que son maintien ne suffit pas à sauver les apparences quand les styles et les périodes de construction sont trop distants. La brique associe souvent dans une seule et même perspective des édifices que tout oppose sans nécessairement réussir l’harmonie. Voici une vue qui suffirait à résumer mon malaise :
Je ne prétends pas que là où à Lyon on aurait opté d’ailleurs pour un explicite béton la vue eût été plus avantageuse, mais qu’a Toulouse, la brique m’a paru l’alibi qui manquait à Lyon pour légitimer la reconstruction, arracher l’assentiment à la modernité, et avec elles le sentiment peut-être d’une prétendue harmonie avérée dans le crédo du respect au seul matériau. Une posture en somme, pour ne pas parler d’imposture (alors, oui, je sais, je ne suis jamais content).
Ci-dessous une photo au Vieux-Raisin à la fenêtre duquel je me rappelle m’être contorsionné au seul souci d’esquiver le vis à vis pas très heureux. Au final, il sert de témoin à certaine vérité urbaine toulousaine qu’on pourrait qualifier de promiscuité (toute relative) pour certains vieux édifices Renaissance, qu’à Lyon par exemple je n’imagine décidément pas si mal entourés.
Cet état est aggravé par l’apparition dans le dernier tiers du XIXe siècle d’une brique au teint pâlichon qui accentue cet effet d’incohérence.
Les constructions qui en résultent, en égarant dans leurs masses sa couleur native, trahissent cette harmonie. Envahissant la vieille ville, ces murs tardifs ajoutent par conséquent au sempiternel problème du retrait d’alignement (comme partout ailleurs les constructions nouvelles sont soumises à une largeur des voies de circulation de plus en plus exigeante) celui de la transgression des codes de représentation, tant sur le plan de la forme architecturale que sur celui de la couleur donc.
Au reste, pour un lyonnais la brique évoque fatalement l’ère industrielle, celle de sa consécration véritable, celle de sa discrète et mesurée apparition. On a beau savoir que Sainte-Cécile d’Albi est bâtie en brique, on ne l’éprouve qu’en voyant de près les soutiens des sa colossale muraille dressé comme une rangée de dix cheminées.
Pour tout autre qu’un-e occitan-e sans doute le manquement aux règles tacites des choix matériels de représentation se fera sentir dès lors qu’il s’applique à un type bien défini :
Il est difficile de disputer à Toulouse l’agrément que procure la vision de ses rues, rouges, qui n’y sont pas monotones. Et la polychromie existe, et c’est un renfort courant à l’animation des rues : au rouge des briques s’adjoint le blanc de pierre, et surtout la terre cuite blanche. On la retrouve sous ses plus insignes parures au Capitole bien-sûr, puis au grès de ses moindres variations partout en ville.
Cela vaut pour les intérieurs à la recherche desquels il ne faut pas hésiter à se lancer :
Mais elle marque surtout, dans sa déclinaison au safran de la brique, une préférence qui va aux éléments d’ornement de façade : balustres, masques, consoles, clefs, etc.
Les effets de cohérence soutenus par l’appartenance au style sont manifestes au Capitole, mais trouvent d’autres vérifications dans les rues et dans cette autre place à programme et ordonnance de style néoclassique qu’est la Place Wilson (que je n’ai pas prise en photo en fait..) où la sobriété est de rigueur .
La brique. Chacune de ses occurrences donne la leçon de la multiplication de ses services. C’est spécialement dans celles où on ne l’attend pas, quand elle supplée exactement la pierre, qu’elle crée la surprise. Elle reproduit fidèlement tous les ornements destinés ordinairement à la pierre sous nos latitudes. A Toulouse, vaste cité de briques, on la trouve associée par conséquent à tout type de sculpture et d’assemblage.
On consacre la brique au montage des parois autant qu’aux ornements qui l’enrichissent, modénatures, et encadrements des baies. Elle est taillée comme la pierre et rien alors, sans intervention d’éléments étrangers, n’interrompt plus la monochromie des façades. La brique s’observe par conséquent à toutes les formes existant en architecture : frontons, moulures, ornementations de toute obédience stylistique. Plus grande est la richesse de l’ornementation, plus clair le canon duquel il procède, et plus étonnant son résultat :
Cette constatation est d’autant plus ingénue, et doublement ingénue, que je n’ignore pas que cet emploi chez nous à été d’abord romain, et que l’art romain s’est développé dans le sillage des modèles ultramontains, conciliant volontiers ordonnance, ordres et à appareil de briques. Ce qui m’inspire une comparaison supplémentaire : celle avec les villes du nord de l’Italie, telle Turin ou Ravenne, que j’ai paradoxalement plus étudiée par le livre, pour ses exceptionnelles constructions byzantines des Ve et VIe siècles.
L’éloignement des carrières de pierre alourdissait tout budget et doit tenir lieu d’explication à cette absence. Elle était réservée aux plus grandes bourses et aux programmes les plus ambitieux.
Et dont l’hôtel de pierre constitue le coup d’éclat :
Dire que la brique s’est substituée à la pierre…
Et c’est sans aucun doute un point de vue excessivement chauvin et auto centré que de reconnaitre dans cette interprétation façon brique l’accomplissement d’un degré supplémentaire, celui à l’éloignement au modèle de la nature prônée par l’architecte classique. Des parements de brique, passe encore, car la brique vaut bien nos parements de maçonnerie, mais quelle curieuse impression de deviner le module de la brique sous le nu d’un portail d’entrée imitant les reliefs de la pierre équarrie .
Déceler l’assemblage de brique là où à Lyon, l’intuition prépare et dispose à la pierre de taille, réprimer un sursaut identique à celui qui précède la déclaration d’abus de confiance devant un simulacre et crier au scandale. Qu’on se rassure pourtant, car je n’ai croisé en séjour aucun-e lyonnais-e, criant au remboursement de son billet de voyage. Toulouse est bien trop belle et authentique.
L’esprit s’absorbe dans le spectacle d’un ouvrage d’il y a trois siècle monté avec la minutie d’un château d’allumettes. C’est dans cette admiration naissante que s’insinuent pourtant les pires préjugés, ceux qui m’assurent que le travail de la brique jamais n’égale celui de la pierre, parce que le choix de la pierre toujours s’est imposé pour les grandes constructions là où la possibilité d’y recourir existait. La privation de pierre, la volonté d’y suppléer, les artifices qui en avaient résultés, la brique, persistaient à mes yeux comme les témoins d’un génie créatif et méritants plutôt que comme ceux de la facilité, certes, mais en la scrutant je goutais malgré moi la prouesse technique au lieu de gouter l’architecture.
La brique, chez nous, replacée dans une échelle des valeurs esthétique, souffre de préjugés qui la discrédite. Parce que, la brique, par retour d’expériences très, trop, industrielles, véhicule l’image de ces ouvrages issus des siècles laborieux qui singent la grande architecture, à moindre coût, et pour décorer les goulets où l’on va suer au charbon[3]. Afin de lever mes défenses à son égard, j’avais à ce moment besoin de me souvenir, que la brique, celle de Toulouse du moins, n’était pas celle qu’on avait obtenue par voie de mécanisation du bâtiment, que d’autre part enfin la taille de la brique avant ces process restait une mise en œuvre parfois plus longue, plus laborieuse et donc plus onéreuse que celle de la pierre, que par conséquent elle ne souffrait d’aucun complexe sur ce plan-là. Ces considérations-ci n’ôtaient rien cependant à la justification et à la place de la brique, qui, faute de pierre, faisait figure d’usage contraint et résigné tout méritant et savant qu’il était.
Il me fallait à présent entrer dans la question de la brique sous un rapport esthétique.
L’usage de la brique est en effet la conséquence de facteurs géographiques. Mais, par delà des exigences pratiques et fonctionnelles liées à l’approvisionnement en matière première, la question soulevée est celle de son apparence. La tradition d’un matériau bien souvent, et même si elle d’abord la loi d’un irréductible déterminisme géographique, finit toujours par recevoir la sanction du beau. A ce titre, la brique a-t-elle pu être préférée délibérément à la pierre ? A-t-elle en outre toujours eu droit de cité? Sa visibilité a-t-elle toujours été favorablement accueillie des toulousains? La jugeait-on belle au final? Telles sont les questions que ma parfaite ignorance agitait en moi à présent !
Si la brique offrait des spécificités décoratives propres; comment étaient-elles mises en évidence ? L’observation du paysage urbain m’apporta de premiers éléments de réponse. Je pus faire le constat d’emplois de brique qui paraissent devoir moins aux règles de l’art qu’à celles de la seule fonctionnalité. Mais si certain édifice ancien offrait l’exemple de manières et de poses dont les variations d’assemblage intervenaient semblait-il comme choix de mise en œuvre volontaires et tirant réellement parti des propriétés de la brique, ils ne pouvaient s’interpréter comme significative majorité.
En réalité, si la brique était volontiers assumée dans l’alternance des couleurs et la fameuse bichromie, peu de chose en revanche n’attestait d’un usage décoratif autrement caractérisé, en particulier dans la question de sa forme.
Idem, alternance de texture de pierres rustiques et briques façon XVIIe :
Ce diagnostic prenait en assurance dans l’appréhension d’édifices plus modernes, ceux dans lesquels les caractéristiques de la brique s’affirmaient avec moins de force encore.
A ce point-ci la question de la légitimité des façades en brique devenait trop pressante pour que je m’épargne de véritables approfondissements sur ce sujet, même sans tangible bibliothèque à portée de main.
Je me suis souvenu en outre que dans le Cahors du XVIIe, la brique, perdant de ses anciens prestiges dans ses nouveaux procédés de fabrication et dans sa réception esthétique, recevait les enduits à la chaux. Entre les pans de bois on la dissimulait donc parfaitement, non seulement pour la garder des atteintes du gel ou de la pluie mais encore pour des considérations esthétiques. Qu’en était-il à Toulouse ?
Dans la région de Toulouse et d’Albi, où j’avais rencontré autant d’exemples de parois en briques enduites qu’apparentes, j’ignorais où situer la tradition. J’ai supposé toutes ces questions parfaitement tranchées par les spécialistes et ai dû me renseigner avec les moyens dont je disposais sur le Net et sur le tas.
A ce sujet la consultation des ouvrages de Valérie Nègre, que j’ai déjà eu le plaisir d’entendre à Lyon à l’occasion de communication sur les nouveaux matériaux, s’est révélée très satisfaisante. J’ai appris qu’à compter de la fin du XVIIIe, soit peu ou prou l’entrée dans l’âge néoclassique, les règlements de voirie imposèrent progressivement aux villes du Sud-Ouest un badigeon blanc à la céruse visant à dissimuler la brique, sa couleur et, avec elle, tous ses effets d’assemblage spécifique. La brique, qui restait apparente naguère sous un badigeon d’huile de lin pigmentée brun-rouge rehaussant sa couleur naturelle, disparut dans les anciens et les nouveaux bâtiments : Il s’agissait de lui conférer l’apparence d’un appareil régulier en pierre de taille. Ces dispositions réglementaires défendaient le point de vue de la sécurité, de la commodité (qualité du blanc dans des questions de luminosité et de réfléchissement des parements) mais tenaient principalement au canon de l’époque.
Souvenons-nous que le style néoclassique, qui consistait, pour le dire grossièrement, à reproduire des éléments de temples grecs ou romains fantasmés pour les promener dans la ville publique ou privée, adorait le droit, le blanc, le lisse, autrement dit tout l’inverse de ce qu’offrait la brique foraine traditionnelle irrégulière d’assises et tapageuse à la vue. C’était aussi l’époque où, je crois, l’on débarrassait les antiques temples grecs de leurs restes de peintures qu’on jugeait bien à tort intruses et anachroniques, celle enfin où les verrières des églises optaient pour une transparence, une neutralité bannissant la couleur qui dénaturait la lumière naturelle et divine. Dès lors, abandonner un parement à ses assises de briques rouges revenait à exposer une vulgaire ossature au jugement, à la réprobation à laquelle dispose ordinairement la nudité. Parmi le moins convaincant des arguments formulés contre la brique naturelle, je ne peux faire l’impasse sur celui-ci, tiré de Isaac Ware, cité par Madame Nègre : que la couleur rouge « donne chaud en été », argument de force s’il en fut jamais.
Ici un exemple plus convaincant d’hôtel semblant présenter des résidus blanc effaçant par endroit l’appareillage XVIIIe :
L’explication par la blancheur en tous les cas donnait enfin une signification à tous ces refends, bossages dont les façades en ville recelaient : il s’agissait de donner l’illusion de la pierre ou d’un parement dont le modèle normatif était étranger à la ville et à ses principes anciens de fabrication.
Ici, immeubles qui paraissent nés pour l’immaculée blancheur à laquelle les règlements les destinaient :
Ces rêves de blancheur évaporés au cours du XXe, à la lumière aussi de la redécouverte d’un art vernaculaire en lute constante contre un modèle national, international même, et en tous les cas standardisé, les parois de briques furent rendues à elles-mêmes et les parements débarrassés de leurs enduits. Comme je l’ai dit on retrouve aujourd’hui les parements en briques rouges dans des édifices de toutes époques. Elles s’affirment sans complexe dans des édifices contemporains comme au bon temps de la Renaissance (l’expressivité en moins parfois).
Cette pratique de dissimulation ayant eu cours dès la fin du XVIIIe siècle rendait compte de certains sentiments éprouvés et répétés au fur et à mesure de ma balade, celui de la disparition progressive de la pierre sculptée dans les parties nobles des édifices à compter précisément de cette époque.
La brique en retrouvant sa « liberté » a pu redevenir un moyen d’affirmation identitaire, encore qu’à ce que note Madame Nègre sa réapparition n’ait pas été le fait direct des toulousains mais d’une tendance nationale. Et ici je me rappelle qu’elle est revenue au goût du jour chez nous aussi, véhiculant et associant des tendances indus et écolos (le tout parfois sans d’autres arguments que ceux que confèrent les apparences).
Finalement en découvrant que la polychromie affichée des immeubles du XIXe siècle n’en était pas vraiment une, je me suis interrogé sur l’apparence que pouvait bien revêtir ces façades quand la brique n’était pas rouge mais blanche :
J’avais lu, toujours à propos du Cahors médiéval, et à propos des enduits nécessités par la fragilité des parois nues, qu’ils imitaient la brique qu’ils faisaient eux-mêmes disparaitre, témoignage dans la tradition de cette faveur esthétique pour ce type de parement. Encore un raffinement de l’esprit humain : simuler dans un enduit de sable ce qu’on dissimule pourtant.